Entretien avec Dagpo Rimpotché

Article : L’Express 2456 30/7/98

 

Nous ne voyons pas l’éthique comme un dogme mais comme une affaire personnelle. On pourrait ainsi résumer les trois degrés de l’éthique bouddhiste : d’abord s’abstenir de tout comportement nuisible à autrui et à soi-même ; ensuite, mettre en œuvre tous les moyens pour épanouir en soi qualités et capacités ; enfin, se mettre au service des autres.

Pour cela, l’essentiel est d’arriver à une perception juste du monde et de soi. C’est en repérant la nature et l’origine de nos propres souffrances que nous pouvons apprendre à nous en dégager pour ne plus être esclave de nos tendances négatives. C’est également par une meilleure compréhension de nous-mêmes que nous pouvons mieux comprendre les autres.

 

 

Laissée à elle-même, la connaissance serait sèche et stérile. Éprouver de la compassion, c’est ressentir comme intolérable la souffrance des autres êtres. On peut se contenter de penser qu’il vaudrait mieux qu’ils ne souffrent pas. Ou aller plus loin, transformer ce souhait en volonté d’agir pour les aider.

 

 

Les religions chrétiennes donnent à la souffrance une valeur rédemptrice. Ce n’est pas le cas du bouddhisme. Pour lui, la souffrance ne sera jamais ressentie ni présentée comme une valeur. Elle doit être éliminée. Bien sûr, il faut être réaliste : nous y sommes tous soumis. Alors, plutôt que de se laisser écraser par les souffrances, autant en tirer parti, en faire un instrument pour apprendre à mieux se connaître et à mieux connaître les autres. Opérer une complète transformation intérieure, se délivrer de ses souffrances, c’est essentiel pour développer amour et compassion et peut-être, plus tard, pour adopter une attitude altruiste : accorder toujours la prééminence à l’autre, en se ravalant soi-même au second rang. L’autre devient premier.

 

 

Mais ce n’est pas parce que, spirituellement parlant, on accorde la prééminence à l’autre qu’il faut se transformer en martyr et se laisser écraser ! Se sacrifier matériellement pour les autres, cela ne leur servirait à rien. En fait, c’est surtout notre manière de penser qu’il faut changer : dans le cadre du travail par exemple, alors qu’auparavant on se battait uniquement pour des fins égoïstes, on peut essayer d’œuvrer plutôt dans l’intérêt de tous et d’observer les règles de l’éthique.

 

 

La violence a des causes intérieures et extérieures à soi. Si une personne y succombe, c’est parce qu’elle n’a pas la maîtrise d’elle même et que, livrée à ses passions, elle se laisse entraîner à la colère ou à la haine. On peut l’aider à rétablir le contrôle d’elle-même.

Mais il y a aussi des causes extérieures : la surpopulation, la promiscuité, l’insécurité, le déclin des valeurs morales et humaines. Dans ce cas, la réponse est sociale, politique, familiale... C’est souvent à l’école, et devant la télévision, que des enfants acquièrent des réactions agressives. En France, ils sont souvent traités comme de simples récipients que l’on remplit jusqu’à les faire déborder. Ce n’est pas une façon d’aimer les enfants ni de les éduquer. Ils ont besoin d’un encadrement moral, de vraies valeurs...

 

 


Tout être ordinaire possède à la fois des qualités et des défauts. Même chez le pire individu, il y a toujours un petit quelque chose de bon à cultiver. Il est possible de se débarrasser de ses imperfections et de ses défauts. Même si dans l’immédiat un être n’est pas foncièrement bon, il possède toutes les capacités à le devenir.

 

 

Pour savoir quel sentiment on éprouve, il faut se demander comment on considère l’autre et ce que l’on souhaite de lui. Le voit-on comme quelqu’un de sympathique, comme un ami ? Pourquoi pas ? L’amitié est l’une des premières formes d’amour. Souhaite-t-on son bonheur ? Si on éprouve avant tout le désir de le voir heureux, alors il s’agit véritablement d’amour. Mais si on veut utiliser l’autre pour son propre bonheur, c’est-à-dire pour obtenir de lui du plaisir, une joie, ce n’est plus de l’amour, c’est de l’attachement, c’est-à-dire un désir égocentrique, une quête d’intérêt personnel. Aimer, c’est penser d’abord à l’autre et non pas à soi. Lui accorder un peu la première place en s’oubliant un peu soi-même.

 

 

Il est difficile de ne pas voir dans une passion amoureuse un peu d’attachement ! Cela dit, les situations ne sont jamais figées. Dans une passion amoureuse, l’homme et la femme peuvent très bien être d’abord dominés par l’attachement, rechercher mutuellement leur propre plaisir à travers l’autre, avant de déboucher sur une véritable affection, un véritable amour : en découvrant l’autre, on peut avoir envie de faire son bonheur. L’inverse est aussi vrai : on peut commencer par éprouver de l’amour pour l’autre et le laisser s’altérer en attachement.

 

 

La recherche du plaisir est naturelle et légitime : tout dépend des moyens pour y parvenir : on peut tuer pour satisfaire sa quête de plaisir (ce qui va contre tout comportement nuisible à autrui). S’il faut lutter contre l’attachement, c’est simplement parce qu’il ne nous apporte pas le plaisir que nous espérons, il ne nous apporte que souffrance. C’est parce qu’il est frustrant et décevant qu’il faut le surmonter. Il est très rare d’avoir une connaissance de soi et à fortiori de l’autre dans le couple. S’il y avait une meilleure connaissance mutuelle, la relation devrait s’améliorer, s’embellir. Lorsque l’on forme un couple, c’est à priori parce qu’on a envie de vivre ensemble et que l’on souhaite que cela puisse durer le plus longtemps possible. On aurait donc intérêt à s’efforcer de mieux connaître l’autre, de mieux le percevoir pour ce qu’il est, pour ce qu’il attend, pour ce qu’il a besoin. Et, dans ce cas, la relation ne pourra que s’enrichir. Mais si on décide à la légère de vivre avec quelqu’un, si on ne pense qu’à soi, on risque de lui imposer ce que l’on attend pour soi. Et ce n’est pas forcément ce qu’il souhaite d’où la rupture.

 

 

Se connaître d’abord soi-même, et rechercher la bonté. Essayer d’instaurer en soi un esprit altruiste. Et, même si on ne peut pas aider les autres, avoir au moins le souhait de quelque chose de bien pour eux. Oui, la bonté... Mais une bonté « intelligente », éclairée qui se conjugue avec une perception réaliste des choses et de soi-même, en essayant de distinguer son propre caractère, ses propres atouts et ses propres lacunes.

 

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