Dieu
ne joue pas aux dés
Henri
Laborit
I
L’homme primitif chercha un certain ordre à travers le désordre
apparent du monde. Un principe de causalité simpliste lui permit d’ordonner
dans le temps les choses et les êtres, de fournir un sens à ses actions.
Il attribua aux choses et aux êtres une conscience et un comportement
analogues à ceux qu’il sentait confusément vivre en lui. Ce monde devint
pour lui un vaste espace où tout était vivant, conscient, hostile ou au contraire
bienveillant et même favorable, si l’on savait en comprendre le langage, et
dialoguer avec lui.
Il lui fallait trouver, parallèlement à ce monde, un autre monde, source
et origine de ces objets et de ces créations plus ou moins semblables à lui,
dont il faisait souvent sa nourriture, bien qu’en les respectant car il avait
à les combattre, et ce fut le monde des dieux. Un monde invisible et présent,
avec lequel il était préférable d’être d’accord parce que plus puissant que
celui des hommes.
Déçu bien souvent par l’absence de causalité apparente des événements,
il imagina donc une autre causalité, il imagina ses lois et tenta de
s’y conformer, individuellement et en groupe.
Pour protéger sa propre existence, son bien-être, sa survie
individuelle et celle du groupe, il dut obéir aux
règles de cette causalité nouvelle, celle des dieux, qui devint avec les
grandes religions monothéistes, beaucoup plus tard, celle de Dieu.
L’angoisse, celle qui résulte de
l’impossibilité d’agir efficacement en l’absence de règles, fut alors occultée,
par l’application de celles qu’il avait lui-même inventées, celles des Dieux.
Trop plongé dans l’absurdité quotidienne de son existence, il
fit confiance à certains êtres, que l’ensemble des hommes d’une époque et d’un
lieu considéra comme investis d’un pouvoir d’intercession entre les divinités
et lui, pour lui fournir ces règles.
Mais elle servit aussi à l’établissement des dominances de certains
groupes sur d’autres.
II
Un système nerveux sert à agir, c’est-à-dire qu’il permet à l’organisme
qui en est pourvu de se déplacer dans sa niche environnementale et de contrôler
son environnement, pour assurer d’abord l’assouvissement de ses besoins
fondamentaux (boire, manger, copuler), et ensuite de se protéger des éléments
qui dans cette niche, peuvent être dangereux pour sa survie, son plaisir.
Si l’espace dans lequel se trouve un organisme était vide, il n’aurait
aucune raison d’agir sur cet espace.
C’est parce qu’il contient des objets et
des êtres qui sont nécessaires au maintien de l’information-structure,
au plaisir, ou au contraire des éléments qui sont dangereux pour cette
conservation, que le système nerveux aura une raison d’agir. Si
l’expérience lui apprend que certains objets, certains êtres situés dans son
environnement sont nécessaires à son plaisir, et que dans le même espace un
individu veut utiliser les mêmes objets, les mêmes êtres, dans le même but de
renouveler ses actes gratifiants, une compétition entre ces deux individus va
naître, chacun d’eux voulant conserver à sa disposition pour son bien-être
personnel les objets et les êtres en question.
Il n’y a pas d’instinct de propriété, il y a
simplement l’apprentissage par le système nerveux de l’agrément qui peut
résulter de l’emploi ou de l’indispensabilité de garder à sa disposition des
objets et des êtres gratifiants. Il n’y a pas non plus d’instinct de défense du
territoire, il y a simplement un espace dans lequel les individus trouvent et
veulent conserver à leur disposition des êtres et des objets gratifiants. Ces
comportements ne sont donc pas innés mais résultent de l’apprentissage du
plaisir. De la compétition va surgir
entre ces deux individus une relation de dominance, l’un d’eux
s’appropriant préférentiellement l’utilisation des objets et des êtres
gratifiants. A partir de cette relation duelle, on peut observer comment se
bâtissent, dans les sociétés animales, des relations beaucoup plus complexes
aboutissant aux structures hiérarchiques de dominance à l’intérieur des
groupes.
Chez l’homme, grâce aux systèmes associatifs cérébraux, à sa fonction
imaginaire, le contrôle de l’environnement s’est fait de plus en plus par
l’intermédiaire d’outils, qui ont fournis à l’espèce humaine des moyens
beaucoup plus perfectionnés de se protéger contre l’environnement, et d’assurer
sa survie – survie de l’individu ou survie des groupes. Ainsi le langage a dû
prendre la forme syntaxique et grammaticale que nous lui connaissons
aujourd’hui dès que les groupes humains se sont fixés au sol avec l’invention
de l’agriculture et de l’élevage et que chaque individu ne fut plus un
polytechnicien, mais un spécialiste dans une activité professionnelle
particulière. Chaque activité participant à la cohésion de l’ensemble humain,
il fallut dès lors que cette cohésion puisse se faire par la communication
entre les individus qui le constituaient.
Mais à
l’intérieur même de ce groupe humain, l’exploitation préférentielle des objets
et des êtres gratifiants se fit par compétition et des échelles hiérarchiques
apparurent. En réalité il semble bien qu’au début des populations néolithiques,
sur des territoires particuliers, le fait d’accumuler des réserves de céréales
et d’animaux domestiques permettant de ne plus craindre la famine pendant
l’hiver et de ne plus être soumis aux aléas de la chasse, les relations
interindividuelles qui s’établirent à l’intérieur du groupe furent d’abord des
relations égalitaires et sans contrôle armé.
Mais, d’une part, l’accroissement démographique brutal qui résulta de
cette transformation profonde de la vie des groupes et d’autre part le fait que
tous les groupes n’étaient pas arrivés au même point d’évolution technique
firent qu’il apparut des compétitions entre les groupes pour l’obtention de
territoires et des objets que ces territoires permettaient d’accumuler. Par
ailleurs, suivant les ressources qu’un espace géoclimatique
était capable de fournir, cette technologie primitive favorisait l’accumulation
de biens variables suivant les régions. Il s’ensuivit une
augmentation considérable des échanges et la nécessité d’inventer des monnaies.
Mais le cerveau fronto-orbital de l’homme ne
lui permit pas seulement d’inventer des outils et de transformer de plus en
plus efficacement, grâce à eux, la matière puis l’énergie, mais il lui permit
également l’invention d’armes de plus en plus efficaces, rendant possible dans
le système de compétition qui s’était installé d’établir des dominations entre
les groupes. Ce fut l’origine des guerres, pour l’appropriation de nouveaux
territoires et des biens qu’on pouvait en extraire.
Depuis, ce même cerveau fronto-orbital et les
langages, lui permettant de transmettre et de cumuler de génération en
génération, des acquis techniques, ont permis à l’homme non plus
seulement la transformation à son profit de la matière mais une utilisation
extrêmement efficace de l’énergie physique. La dominance s’est établie
sur la possession de ces acquis techniques, considérés comme la propriété de
certains groupes qui leur ont donné naissance, et s’est imposée aux autres
groupes par l’invention d’armes de plus en plus redoutables et dévastatrices.
Parallèlement, un discours logique dans l’ignorance complète de
l’inconscient qui le porte a toujours trouvé des raisons, des alibis, des
causes aux guerres, aux meurtres, aux génocides, aux tortures. Ce discours ne
peut exprimer autre chose qu’un sous-ensemble abstrait d’une réalité
insaisissable, mais conforme à l’intérêt d’un individu ou d’un groupe. Jamais
ce discours n’est valable pour l’espèce entière.
L’homme a commencé par jeter son regard sur le monde qui l’environnait
et qui était au début incompréhensible, monde dangereux dont il avait à se
défendre en en connaissant les caractéristiques structurales. Il a donc
découvert d’abord la physique, la thermodynamique et leur langage, les
mathématiques. Son langage parlé lui faisant prendre de la distance par rapport
à l’objet, le faisant déboucher sur des concepts, lui a fait croire à sa
liberté.
En réalité, il fait partie comme toutes les autres espèces animales, de
la biosphère et il est soumis à ses lois. L’animal, s’il n’obéit pas à ces
lois, disparaîtra en tant qu’individu et en tant qu’espèce. L’homme
au contraire a cru par sa technique qu’il pouvait ne plus leur obéir mais au
contraire les contrôler, les utiliser.
En même temps, il a découvert un autre type d’angoisse, car son
ignorance ou du moins sa croyance en sa liberté ne lui a pas permis de trouver
de systèmes englobants, un niveau d’organisation pouvant lui dicter ses règles
comportementales. Il les a donc inventées. Ce furent les mythes, les religions,
les morales, les lois étatiques. Ayant alors à sa disposition des règles
d’action, il pouvait agir et occulter son angoisse, l’angoisse étant pour nous
fondamentalement liée à l’inhibition de l’action, dont les causes sont
multiples, mais dont une des principales est le déficit informationnel. Et
là encore, ces mythes, ces religions, ces morales, ces lois étatiques n’étaient
jamais valables pour l’espèce toute entière, mais pour des sous-groupes
agressifs et prédateurs.
III
Nous avons écrit qu’il nous semblait que la finalité de l’individu
était aussi celle de l’espèce, survivre, mais qu’entre les deux s’interposait
celle des groupes, ayant comme seule finalité la survie du groupe, que celui-ci
croyait ne pouvoir réaliser que par l’établissement de sa dominance sur les
autres groupes. Or un groupe est constitué d’individus, mais ce
qui en établit la cohésion, à ce nouveau niveau d’organisation, c’est un
ensemble de relations entre les individus et nous avons montré comment et
pourquoi ces relations s’étaient toujours établies, depuis le début du
néolithique en particulier, sur une échelle hiérarchique de dominance. C’est
ainsi que l’individu ne réalisa sa survie qu’en se soumettant à cette échelle
hiérarchique, en d’autres termes, en défendant la cohésion du groupe par
soumission à ses échelles hiérarchiques de dominance, permettant
l’établissement de la dominance du groupe sur les autres groupes humains.
Or ces échelles hiérarchiques de dominance ente les individus, entre
les groupes d’individus, les Etats résultent elles-mêmes de comportements,
émanant d’un niveau d’organisation biologique terriblement simpliste et
mécaniste. Mais malheureusement, chez l’homme, on fait appel à la
« pensée » pour s’affubler d’une défroque langagière prétendument
logique, sûre de son bon droit, de ses jugements de valeur, sûre de
l’exactitude de ses préjugés. Il s’agit d’une bouillie de pensées dites
élaborées, ne traitant que d’un aspect, intéressé toujours, d’un sous-ensemble
de sous-ensembles, et l’élevant au rang de vérité première. L’inconscience des
discours politiques et de ceux qui les prononcent mène à cet égard à des
réalisations parfaitement réussies. Il n’y a pas que les discours politiques
dans ce cas sans doute, ceux concernant l’éthique, la morale (comme s’il
n’existait que celle de qui en parle), la santé, la génétique, l’amour des
autres… et de la patrie, qui ne comprend pas celle d’à côté, sont évidemment du
même acabit.
Nous comprenons alors que si nous sommes
distincts c’est que nous nous attachons à un seul niveau d‘organisation, celui
qui nous « intéresse » le plus du fait de notre histoire personnelle,
inscrite dans celle de notre culture. Je me méfie aussi de certains langages qui à partir
de la notion de niveaux d’organisation admettent que le niveau « supérieur »
commande à l’ « inférieur » et assurent que l’individu ne fait qu’exprimer
la conscience de l’humanité. Pauvre conscience de l’humanité qui s’exprime
alors par la peur, la jalousie, la haine, par le génocide et le meurtre d’une
partie d’elle-même. Je pense au contraire que c’est la conscience parcellisée,
en petits morceaux, de l’individu, qui aboutit à la conscience elle-même parcellisée
de l’espèce et interdit à celle-ci de se totaliser.