Mon oncle d’Amérique

Alain Resnais

 

 

On prend un rat que l’on le met dans une cage à deux compartiments séparés par une cloison dans laquelle se situe une porte et dont le plancher de l’un des compartiments est électrifié intermittemment. Avant que le courant électrique ne passe dans le plancher, un signal prévient l’animal qui se trouve dans la cage que 4 secondes après le courant va passer. Mais l’animal ne le sait pas au début. Il s’en aperçoit très vite. Au début, il est inquiet et très rapidement, il s’aperçoit que la porte est ouverte et il passe dans le compartiment d’à côté. Le mécanisme va se reproduire quelques secondes après et il apprendra ainsi très vite qu’il peut éviter la punition en passant dans l’autre compartiment de la cage.

Cet animal qui subit cet exercice pendant une dizaine de minutes par jour pendant sept jours va être en parfait état : son poil est lisse, il ne fait pas d’hypertension artérielle ; il a évité par la fuite la punition, il s’est fait plaisir, il a maintenu son équilibre biologique.

Ce qui est facile pour un homme en cage est beaucoup plus difficile pour un homme en société. EN particulier, certains besoins on été créés par cette vie en société et cela depuis notre enfance. Et il n’est pas rare qu’il puisse, pour assouvir ses besoins aboutir à la lutte quand la fuite est inefficace.

 

 

Quand deux individus ont des projets différents ou le même projet et qu’ils sont en compétition pour la réalisation de ce projet, il y a un gagnant et un perdant. Il y a établissement d’une dominance de l’un des individus par rapport à l’autre. La recherche de la dominance dans un espace que l’on peut appeler le territoire est la base fondamentale de tous les comportements humains, et ceci, en pleine inconscience des motivations.

 

 

Il n’y a pas d’instinct de propriété. Il n’y a pas non plus d’instinct de dominance. Il y a simplement l’apprentissage par le système nerveux d’un individu de la nécessité pour lui de conserver à sa disposition un objet ou un être qui, lui aussi, est désiré, envié par un autre être. Et il sait par apprentissage que, dans cette compétition, s’il veut garder l’objet ou l’être à sa disposition, il devra dominer.

 

 

Nous ne sommes jamais que les autres. Un enfant sauvage abandonné loin des autres ne deviendra jamais un homme. Il ne saura jamais marcher ni parler. Il se conduira comme un petit animal. Grâce au langage, les hommes ont pu transmettre de génération en génération toute expérience qui s’est faite au cours des millénaires du monde. Il ne peut plus maintenant et déjà depuis longtemps assurer à lui tout seul sa survie. Il a besoin des autres pour vivre : il ne sait pas tout faire. Il n’est pas polytechnicien.

 

 

Dès le plus jeune âge, la survie du groupe est liée à l’apprentissage pour le petit de l’homme de ce qui est nécessaire pour vivre en société. On lui apprend à ne pas faire caca dans sa culotte, à faire pipi dans son pot. Et puis, très rapidement, on lui apprend comment il doit se comporter pour que la cohésion du groupe puisse exister. On lui apprend ce qui est beau, ce qui est bien, ce qui est mal et ce qui est laid. On lui dit ce qu’il doit faire et on le punit ou on le récompense quelque soit sa propre recherche du plaisir, on le punit ou on le récompense suivant que son action est conforme à la survie du groupe.

 

 

Nos pulsions, nos automatismes culturels seront masqués par un discours logique.

Le langage ne contribue qu’à cacher la cause des dominances, et à faire croire à l’individu qu’en oeuvrant pour l’ensemble social, il réalise son propre plaisir alors qu’il ne fait en général que maintenir des situations hiérarchiques qui se cachent sous des alibis fournis par le langage qui lui servent en quelque sorte d’excuse.

 

 

Dans cette seconde situation, la porte de communication entre les deux compartiments est fermée : le rat ne peut pas fuir. Il va donc être soumis à la punition à laquelle il ne peut pas échapper. Cette punition va provoquer chez lui un comportement d’inhibition. Il apprend que toute action est inefficace, qu’il ne peut ni fuir ni lutter. Il s’inhibe et cette inhibition qui s’accompagne d’ailleurs chez l’homme de ce que l’on appelle l’angoisse, s’accompagne aussi dans son organisme, de perturbations biologiques extrêmement profondes. Si bien que si un microbe passe dans les environs, s’il en porte sur lui-même, alors que normalement il aurait pu le faire disparaître, là ne le pouvant pas il fait une infection. S’il a une cellule cancéreuse qu’il aurait détruit, il va faire une évolution cancéreuse. Ces troubles biologiques aboutissent à toutes ces manifestations que l’on appelle les maladies de civilisation ou psychosomatiques, les ulcères de l’estomac, les hypertensions artérielles, ils aboutissent à l’insomnie, à la fatigue, au mal-être.

 

 

Dans cette troisième situation, le rat ne peut pas fuir, il va donc recevoir toutes les punitions mais qu’il est en face d’un rat qui lui servira d’adversaire et dans ce cas il va lutter. Cette lutte est absolument inefficace et ne lui permet pas d’éviter la punition, mais il agit. Un système nerveux ne sert qu’à agir. Ce rat n’aura aucun accident pathologique de ceux que nous avions rencontré dans le cas précédent. Il va être en très bon état ; et pourtant, el rat subit toutes les punitions. Or chez l’homme, les lois sociales interdisent généralement la violence défensive. L’ouvrier qui voit tous les jours son chef de chantier dont la tête ne lui revient pas, il ne peut pas lui casser la figure parce qu’on lui enverrait les agents ; il ne peut pas fuir parce qu’il se retrouverait au chômage. Et tous les jours de la semaine, toutes les semaines du mois, tous les mois de l’année, toutes les années qui se succèdent, il est en inhibition de l’action.

 

 

L’homme a plusieurs façons de lutter contre l’inhibition de l’action. Il peut le faire par l’agressivité. L’agressivité n’est jamais gratuite : elle est toujours la réponse à une inhibition de l’action. On débouche sur une explosion de l’action qui est rarement rentable mais qui, sur le plan du système nerveux, est parfaitement explicable.

 

 

Cette situation dans laquelle un individu peut se trouver en état d’inhibition dans son action, si elle se prolonge, commande à toute la pathologie. Les perturbations biologiques qui l’accompagnent vont déchaîner aussi bien l’apparition de maladies infectieuses que tous les comportements de ce que l’on appelle les maladies mentales. Quand son agressivité ne peut plus s’exprimer sur les autres, elle peut encore s’exprimer sur lui-même de deux façons. Il somatisera : il dirigera son agressivité sur son estomac où il fera un trou ou un ulcère de l’estomac, sur son cœur ou ses vaisseaux en faisant une hypertension artérielle, quelques fois même des lésions aigues qui aboutissent aux maladies cardiaques brutales, des infarctus, ou des hémorragies cérébrales, ou des urticaires ou des crises d’asthme. Il pourra aussi orienter son agressivité contre lui-même d’une façon encore plus efficace : il pourra se suicider. Et quand on ne peut plus être agressif envers les autres, on peut, par le suicide, être encore agressif par rapport à soi.

 

 

L’inconscient constitue un instrument redoutable non pas tellement par son contenu refoulé parce que trop douloureux à exprimer, parce qu’il serait puni par la socioculture, mais par tout ce qui est au contraire autorisé et quelques fois récompensé par cette socioculture et qui a été placé dans son cerveau depuis sa naissance. Il n’a pas conscience que c’est là, et pourtant c’est ce qui guide ses actes. C’est cet inconscient là qui est le plus dangereux. En effet, ce que l’on appelle la personnalité d’un individu se bâtit sur un bric-à-brac de jugements de valeur, de préjugés, de lieux communs qu’il traîne et qui, à  mesure que son âge avance, deviennent de plus en plus rigides et qui sont de moins en moins remis en question.

Et quand une seule pierre de l’édifice est enlevée, tout l’édifice s’écroule. Il découvre l’angoisse. Et cette angoisse ne reculera ni devant le meurtre pour l’individu, ni devant le génocide ou la guerre dans les groupes sociaux pour s’exprimer.

 

 

On commence à comprendre par quel mécanisme, comment et pourquoi à travers l’histoire et dans le présent se sont établies les échelles hiérarchiques de dominance. Pour aller sur la Lune, on a besoin de connaître les lois de la gravitation. Quand on connaît les lois de la gravitation, cela ne veut pas dire que l’on se libère de la gravitation, cela veut dire qu’on les utilise pour faire autre chose.

Tant que l’on aura pas diffusé très largement à travers cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici c’est toujours pour dominer l’autre, il y a peu de chance pour qu’il y ait quelque chose qui change.

 

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