Histoire de la pensée médicale

Maurice Tubiana

Depuis ses lointaines origines, la médecine répond au besoin non seulement de lutter contre la maladie, mais aussi de faire accepter la mort. Jusqu’à la fin du XVIII° siècle, elle n’avait aucune influence sur la durée de la vie humaine ; son rôle était surtout de consolation. À côté de la religion, elle aidait l’homme à affronter son destin, sans changer celui-ci ; elle lui donnait le sentiment, nécessaire dans certaines situations, qu’il n’était pas abandonné, que l’on s’occupait de lui pour l’aider à recouvrer la santé ou à faire reculer l’échéance fatale. Elle avait donc une fonction importante mais essentiellement psychologique. Malgré l’efficacité croissante des soins, celle-ci est redevenue essentielle car les réseaux de solidarité de la société et les liens familiaux sont affaiblis.

Or, fasciné par son combat contre la maladie, c’est-à-dire par l’aspect organique, scientifique, de la médecine, le médecin n’accorde souvent plus assez d’attention à son rôle d’écoute, de compassion, laissant la voie ouverte aux charlatans. On lui reproche d’autant plus que le recul des religions et de la croyance en un au-delà, l’effondrement des utopies et des idéologies qui donnaient à l’homme l’illusion qu’il construisait des lendemains radieux pour lui-même et pour l’humanité ont renforcé la crainte du néant.

La médecine, pour dépasser le simple traitement des maladies, est conduite à réintégrer l’angoisse dans la pensée médicale car celle-ci peut déterminer des conduites suicidaires.

Nos maîtres en médecine aimaient invoquer ce colloque singulier entre le médecin et le malade qui existe depuis Hippocrate. Or aujourd’hui, un certain nombre de fantômes y assistent et donnent, avec plus ou moins d’insistance, leur point de vue : le psychologue qui s’inquiète de l’impact sur l’équilibre psychique du malade de ce que va dire ou taire le médecin, le système de soins qui paiera la note, l’économiste qui établit le bilan coût - bénéfice de chaque soin, le sociologue qui prend en compte le retentissement des soins sur la société. Il faudrait encore citer le juriste au nom de l’imposant arsenal juridique qui enserre le médecin, le spécialiste de l’éthique qui rappelle les devoirs des médecins envers les futurs malades et veille à ce que celui-ci n’oublie pas le respect qu’il doit au malade, à la société. Or ces fâcheux ajoutent encore au trouble du médecin ; leur intervention marque en tout cas une évolution capitale de la médecine de la fin du XX° siècle : le passage du duo médecin - malade à un trio avec l’entrée en scène de la société.

Les médecines anciennes constituent un outil puissant pour étudier la structure de l’esprit humain et ses réactions face à la maladie. Les concepts de punition, de sacrilège ou de transgression se retrouvent dans toutes les civilisations ; on l’observe aujourd’hui encore chez tous ceux qui attribuent les maladies de civilisation à un environnement non naturel, au fait que l’homme ne respecte plus la nature, alors que, hélas, c’est dans les pays où la vie est la plus « naturelle » et la nature la moins souillée que la santé est la moins bonne. De même les notions de pur et d’impur, de purification par l’expulsion d’un corps étranger, démon ou « humeur vicieuse », sont des invariants dans l’attitude de l’homme face à la maladie.

L’homme a besoin de fuir la réalité ; les superstitions, les croyances créent un monde irrationnel mais compréhensible et somme toute confortable. Mieux vaut pour son équilibre intellectuel un univers dominé par des esprits qu’animent la jalousie, l’esprit de vengeance, parfois la charité, sentiments qu’il connaît bien, que l’univers froid et impersonnel que lui impose la science, où s’agitent des myriades d’espèces - parmi lesquelles l’homme -, ni bonnes ni mauvaises, mais simplement mues par la pulsion de croître et de multiplier.

Tout progrès résulte d’un refus des idées reçues, comme de l’ordre établi ; toute avancée des connaissances est fondamentalement sacrilège. Elle est d’abord refusée ou contestée. Avant d’être acceptée, elle vaut des persécutions à son auteur et provoque des troubles. La foule, qui bénéficie des travaux du héros, ne se reconnaît pas en lui : ce dernier reste solitaire jusqu’à ce que quelques autres viennent se ranger à ses côtés et que la découverte soit banalisée.

Le traitement des lésions organiques ne suffit pas, il faut encore que le médecin apporte au malade un soutien psychologique que lui seul, avec l’aura qui l’entoure – encore – peut lui donner.

Les médecins de Molière avec leurs clystères et leurs robes apportaient autant d’aide morale que ceux du XX° siècle et satisfaisaient davantage les fantasmes des malades que les petits cachets, contenant un quart de milligramme d’un produit chimique au nom imprononçable, utilisés aujourd’hui.

Depuis un quart de siècle l’évolution des mentalités a profondément modifié la nature des relations du malade avec le médecin. Le paternalisme médical était, il y a peu encore, accepté et recherché par le malade car il le rassurait en postulant implicitement que le médecin détient le savoir. Il n’est plus toléré aujourd’hui car chacun veut maîtriser son propre destin. Cela se traduit dans l’attitude du malade face à sa maladie.

À l’évitement antérieur s’est substitué chez le malade le souhait de faire face à la maladie. Contrairement à l’attitude passive antérieure, les malades veulent participer activement à la lutte, d’une part en s’informant sur le traitement, d’autre part en s’adaptant affectivement à la situation pour affronter les problèmes successifs. Cette attitude exige beaucoup plus de l’entourage car le malade a besoin d’être aidé, soutenu. Il souhaite que le médecin lui témoigne de l’intérêt et réponde, avec patience, de façon crédible et compréhensible, aux questions qu’il pose et seulement à celles-là ; il ne demande pas qu’on lui assène des vérités, qu’il pressent ou connaît, mais qu’on le rassure sans lui mentir, éventuellement en omettant des précisions pénibles.

Il est regrettable que dans certains centres, publics ou privés, au hasard des rendez-vous, le malade consulte chaque fois un nouveau visage, ce qui limite l’acte médical à sa dimension organiste, l’amputant de son aspect relationnel.

Ceci est également dommageable dans les affections moins graves, où la composante mentale peut être prédominante. Une carence affective lors des consultations, soit parce que le médecin est pressé, soit parce qu’il n’a pas su établir une relation personnelle, dirige souvent par réaction le malade vers les médecines dites douces et les charlatans. Une longue liste de médicaments n’est pas un substitut à l’établissement de bonnes relations. Dans l’inconscient collectif, plusieurs valeurs sont associées à la faculté de guérir, le malade les attend du médecin et ira les chercher ailleurs s’il ne les trouve pas chez lui : la bonté, l’altruisme, le savoir (le « docteur »), la puissance (la simple imposition des mains suffit à soulager).

Dans toutes les douleurs physiques existe une composante psychique liée soit à l’angoisse que provoque la maladie, soit à la désinsertion sociale et professionnelle, soit à d’autres causes telles que des litiges ou des conflits familiaux.

Pour traiter les souffrances d’un malade il faut d’abord le comprendre et s’intéresser non seulement à sa maladie mais à son être, dans une approche globale, avec une analyse approfondie du double aspect psychique et somatique, préalable indispensable à la synthèse et au traitement.

Les nouveaux pouvoirs induisent de nouveaux problèmes. Les progrès de la technologie biologique conduisent la médecine, pour lutter contre la maladie, à modifier la nature de l’organisme malade, que ce soit par des psychotropes, des greffes d’organes ou la thérapie génique. Entre le souci d’éviter les « tares » héréditaires et le refus de l’eugénisme, les conflits semblent toujours aussi patents ; cependant des solutions peuvent être trouvées. Autrefois l’acte médical n’avait que des effets temporaires, réversibles ou circonscrits (comme dans les cas d’amputation) ; aujourd’hui, il peut toucher au plus profond de l’individu (dans ses caractéristiques génétiques, son état mental), parfois de façon prévisible, comme l’ont montré les accidents tardifs causés par certains médicaments ou certains actes.

Les véritables bouleversements historiques ne sont pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur ou leur violence. Les seuls changements importants, ceux d’où le renouvellement des civilisations découle s’opèrent dans les opinions, les conceptions et les croyances. Les évènements mémorables sont les effets visibles des invisibles changements des sentiments des hommes.

                                      G. Le Bon, Psychologie des foules.

Recevoir une formation médicale ne se limite pas à une simple acquisition des connaissances, il s’y ajoute un processus subconscient lié à l’expérience. Celle-ci s’acquiert au lit du malade, grâce au vécu d’un nombre suffisant de cas types, avec lesquels le jeune médecin construit progressivement un réseau de données lui permettant de s’orienter même devant les malades les plus difficiles. Ainsi devient-on capable de ce raisonnement intuitif, pragmatique, qu’on appelle le sens clinique.

Le diagnostic étant fait, le choix du traitement pose en général moins de problèmes, mais il faut anticiper l’évolution de la maladie (pronostic) et les risques du traitement. Cette évaluation des probabilités doit prendre en compte les caractéristiques physiques et psychologiques du malade. De plus il faut négocier le traitement avec le malade et des compromis sont souvent nécessaires. Prescrire par exemple un régime trop sévère à un diabétique expose au risque de rejet si ces astreintes sont insupportables psychiquement ou de par la profession. Le mieux est souvent l’ennemi du bien.

Le médecin à la fin du XX° siècle ne peut plus faire l’économie d’une alliance avec les sciences humaines et sociales. Celles-ci lui deviendront au XXI° siècle aussi nécessaires que l’avaient été l’anatomie à la fin du XVIII°, la biologie au XIX°, la biologie moléculaire et l’épidémiologie au XX°. Malheureusement cette convergence de la médecine avec les sciences humaines, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante car elle doit s’accompagner d’une volonté politique. Les sciences humaines aideront à comprendre l’attitude des jeunes qui fument et se droguent et à perfectionner les méthodes d’information qui leur sont destinées. Mais il ne faut pas attendre dans l’inaction. Une compréhension insuffisante des processus qui conduisent au tabagisme n’interdit pas une action efficace, d’autant plus nécessaire que les adolescents passent du tabac à la drogue ; empêcher de poser le pied sur le premier barreau de l’échelle a un intérêt qui dépasse celui de la prévention du tabagisme.

Le public demeure ambivalent devant les innovations médicales : besoin de croire en des remèdes miracles, donc goût du sensationnel, mais inversement crainte vis-à-vis de ce qui est nouveau, attachement à ce qui est traditionnel.

A la fin du XX° siècle, le médecin n’est plus isolé dans sa tour d’ivoire, il est impliqué dans la société et doit lui rendre des comptes.

Les médecins sont au premier rang du combat pour la santé physique et morale de par leur formation humaniste et scientifique et de par leur pratique qui leur permet de connaître les maux dont souffrent les individus et la société.

De nombreux médecins, pour se protéger, se recroquevillent sous leur carapace. Cela souligne le rôle de l’absence de formation et, plus encore, du mauvais exemple donné par la plupart des médecins hospitaliers, qui, obsédés par l’aspect diagnostique et thérapeutique de leur fonction, sous-estiment le poids des facteurs psychologiques.

De ce point de vue, le plein-temps hospitalier, qui rend la rémunération et la carrière du médecin indépendante de la qualité des relations humaines avec les malades, a eu un rôle néfaste ; d’autant que, consciemment ou inconsciemment, les étudiants imitent le médecin hospitalier et souffriront ultérieurement, en pratique libérale, de ne pas avoir eu de modèle en ce domaine.

On ne parvient pas à traiter la douleur en prescrivant, comme un distributeur automatique, des analgésiques et en y ajoutant des arrêts de travail qui peuvent être plus nuisibles que bénéfiques en favorisant le passage à la chronicité.

Dans toutes les douleurs physiques existe une composante psychique liée soit à l’angoisse que provoque la maladie, soit à d’autres causes telles que litiges et conflits familiaux.

La douleur est parfois un appel au secours, un moyen d’attirer l’attention de l’entourage.

La douleur peut être accentuée par l’angoisse, et inversement, le soulagement de la douleur physique peut mettre fin à une diversion qui, en polarisant le malade sur son corps, lui permettait de ne pas réfléchir à son état ; il peut donc paradoxalement accentuer l’angoisse psychique.

Pour traiter les souffrances d’un malade, il faut d’abord le comprendre et s’intéresser non seulement à sa maladie mais à son être, dans une approche globale, avec une analyse approfondie du double aspect psychique et somatique, préalable indispensable à la synthèse et au traitement.

Il existe une similitude entre les mécanismes mentaux du chercheur et du clinicien, ce qui explique l’intérêt d’une formation scientifique pour le clinicien. Cependant le chercheur peut à loisir construire une hypothèse, l’affiner, bâtir le protocole d’expériences destinées à la confirmer ou à l’infirmer. Le médecin doit, lui, en quelques instants, prendre une décision, choisir les examens qui permettront de trancher entre les divers diagnostics envisagés.

Le médecin doit concilier souci de rigueur et nécessité de limiter la durée de sa réflexion. À l’inverse du scientifique, il doit chercher le compromis entre le besoin de certitude et le souci d’éviter des traumatismes inutiles au malade par des actes qui, tout en permettant d’aboutir rapidement au diagnostic, entraîneraient un petit risque. Ces examens ne doivent se faire que si la probabilité de trouver une lésion est suffisamment élevée et la décision est prise en fonction des risques respectifs de l’examen et de l’abstention.

Toute décision médicale est probabiliste.

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