La violence et le sacré

René Girard

 

On ne peut pas recourir à la violence contre un individu sans s’exposer aux représailles d’autres individus, ses proches qui se font un devoir de venger leur proche.

 

 

Pourquoi la vengeance du sang, partout où elle sévit constitue-t-elle une menace insupportable ? La seule vengeance satisfaisante, devant le sang versé, consiste à verser le sang du criminel. Il n’y a pas de différence nette entre l’acte que la vengeance punit et la vengeance elle-même. La vengeance se veut représaille et toute représaille appelle de nouvelles représailles. Le crime que la vengeance punit ne se conçoit presque jamais lui-même comme premier ; il se veut déjà vengeance d’un crime plus originel.

La vengeance constitue donc un processus infini, interminable. Chaque fois qu’elle surgit en un point quelconque d’une communauté, elle tend à s’étendre et à gagner l’ensemble du corps social. Elle risque de provoquer une véritable réaction en chaîne aux conséquences rapidement fatales dans une société de dimensions réduites ; La multiplication des représailles met en jeu l’existence même de la société. C’est pourquoi la vengeance fait partout l’objet d’un interdit très strict.

 

 

Ce n’est pas l’absence du principe de justice abstrait qui se révèle importante, mais le fait que l’action « légale » soit toujours aux mains des victimes elles-mêmes et de leurs proches. Tant qu’il n’y a pas d’organisme souverain et indépendant pour se substituer à la partie lésée et pour se réserver la vengeance, le danger d’une escalade interminable subsiste.

 

 

Le religieux vise toujours à apaiser la violence, à l’empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par l’intermédiaire paradoxal de la violence.

 

 

Dans les sociétés primitives, les procédés curatifs restent rudimentaires à nos yeux, nous voyons en eux de simples « tâtonnements » vers le système judiciaire car leur intérêt pragmatique est bien visible : ce n’est pas au coupable qu’on s’intéresse le plus mais aux victimes non vengées ; c’est d’elles que vient le péril le plus immédiat ; il faut donner à ces victimes une satisfaction strictement mesurée, celle qui apaisera leur désir de vengeance sans l’allumer ailleurs. Il ne s’agit pas de légiférer au sujet du bien et du mal, il ne s’agit pas de faire respecter une justice abstraite, il s’agit de préserver la sécurité du groupe en coupant court à la vengeance, de préférence par une réconciliation fondée sur une composition ou, si la réconciliation est impossible, par une rencontre armée, organisée de telle façon que la violence ne devait pas se propager aux alentours ; cette rencontre se déroulera en champ clos, sous une forme réglée, entre des adversaires bien déterminés ; elle aura lieu une fois pour toutes…

 

 

A partir du moment où il est seul à régner, le système judiciaire soustrait sa fonction aux regards. De même que le sacrifice, il dissimule – même si en même temps il révèle – ce qui fait de lui la même chose que la vengeance, une vengeance semblable à toutes les autres, différente seulement en ceci qu’elle n’aura pas de suites, qu’elle ne sera pas vengée. Dans le premier cas, c’est parce que la victime n’est pas la « bonne » qu’elle n’est pas vengée ; dans le second cas, c’est bien sur la « bonne » victime que s’abat la violence, mais elle s’abat avec une force et une autorité tellement massive qu’aucune riposte n’est possible.

 

 

Cette rationalisation de la vengeance repose sur l’indépendance souveraine de l’autorité judiciaire qui est mandatée une fois pour toutes et dont aucun groupe, pas même la collectivité unanime, en principe tout au moins, ne peut remettre en cause les décisions. Ne représentant aucun groupe particulier, elle est donc au service de tous et tous s’inclinent devant ses décisions. Seul le système judiciaire n’hésite jamais à frapper la violence en plein cœur parce qu’il possède sur la violence un monopole absolu. Grâce à ce monopole, il réussit, normalement, à étouffer la vengeance, au lieu de l’exaspérer, au lieu de l’étendre et de la multiplier, comme le ferait le même type de conduite dans une société primitive.

 

 

On ne peut pas se passer de la violence pour mettre fin à la violence. Mais c’est précisément pour cela que la violence est interminable. Chacun veut proférer le dernier mot de la violence et on va ainsi de représaille en représaille sans qu’aucune conclusion véritable intervienne jamais.

 

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